Parmi les nombreux témoignages qui jalonnent l'histoire de Futuna, rares sont ceux qui portent la marque de l'émotion brute, de la proximité avec la souffrance et de la vérité vécue.
Le Père Pierre Chanel, n'était pas seulement un homme de foi, il fut aussi un témoin direct, parfois impuissant, des conflits qui ont secoué l'île de Futuna. Parmi eux, la guerre de Vaï, opposant Sigave à Tu'a, laisse dans sa mémoire une trace profonde. Il ne s'agit pas ici d'un récit officiel ou d'un rapport militaire, mais d'une lettre intime envoyée à un autre missionnaire, le Père Bataillon.
Dans ce document rare, le Père Chanel ne décrit pas la guerre comme un chroniqueur, mais comme un homme bouleversé, mêlé aux pleurs, aux blessures, aux morts. Ce texte dévoile bien plus qu'un affrontement : il révèle l'agonie d'un peuple, la dignité d'un roi blessé, l'héroïsme silencieux des anciens, la confusion des jeunes, et la douleur des familles.
Ce que vous allez lire n'est pas un récit ordinaire. C'est le regard d'un homme de paix plongé malgré lui dans la violence, un témoin qui, dans le tumulte, n'a ni arme ni autorité, mais porte en lui la mission de soigner, consoler, et surtout, se souvenir.
Dans cette lettre envoyée au Père Bataillon, Pierre Chanel dépeint la guerre avec des mots simples, sans effet, mais d'autant plus puissants. Il écrit ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qu'il ressent. Il nomme les morts. Il raconte les crises. Il pleure avec les vivants.
Voici donc la guerre de Vaï, à Tu'atafa, non telle qu'on la raconte dans la légende, mais telle qu'un homme de foi, futur Saint d'Océanie et martyr de Futuna l'a vécu, à hauteur d'homme et à portée de larmes :
"Au même instant, part le cri de guerre. On quitte tout pour courir. Ceux de Sigavé sont dans la vallée de Tuatafa. C'est de bon la guerre.
Le combat s'engage aussitôt que ceux de ce côté-ci sont arrivés. Ceux de Sigavé, à peu près de moitié inférieur en nombre, font plier à deux reprises les Maros.
Vanaï croit l'affaire décidée en sa faveur et crie : « Turia Sigavé, kua lava a Tua (courage Sigavé, Tua va être vaincu) ».
Mais Niuriki qui se trouve partout, exhorte au courage, fait des prières (à Fakaverikere, je pense) et se bat comme un brave. Les Maros s'avisent d'attaquer les Lava par 3 endroits, ce qui leur réussit. Lorsque les fusils ne peuvent plus rien faire, le pêle-mêle devient affreux. Les uns tuent leurs compagnons au lieu de l'ennemi. Enfin, malgré la protection des 3 dieux, l'infortuné Sigavé faiblit ; les jeunes lâchent pied et laissent les vieillards mourrir en braves, opprimés par le nombre.
Sam de Sigavé est dit être resté le dernier sur le champ de bataille, sans s'apercevoir que ceux de son parti avaient pris la fuite. Ne pouvant plus rien faire de son fusil, il s'en servit quelque temps à parer les lances qui lui pleuvaient dessus. De 4 qui allaient le frapper, il en para 3. La 4ème lui bénit la jambe gauche.
Il jeta alors son fusil, arracha la lance de sa blessure et la renvoya avec plus de force qu'elle ne lui fut arrivée. Il en arrêta quelques unes au vol, qui retournèrent bien vite d'où elles étaient parties. Il se retira lorsqu'on lui eut crié que Sigavé était lava.
Les Maro courraient piller Sigavé. Quelques uns crièrent à PEEL, l'anglais qui avait cru devoir se mêler de la guerre, de fuir dans le bois voisin, s'il voulait vivre. Il n'en voulait rien faire, disant que ce n'était pas là la manière de faire des Blancs. Les naturels le laissaient mort, nu et criblé de coups.
Nous étions tous les 3 très tranquilles à Poï et ne soupçonnions rien de ce qui se passait, lorsqu'un exprès nous arriva tout essoufflé, de la part du roi pour aller donner quelques soins aux blessés. Nous courrons au plus vite. Nous ne trouvons que morts et blessés; puis des femmes qui se couvrent en pleurant du sang de leurs maris qui viennent d'expirer.
Nous sommes à panser les 1ers blessés que nous trouvons sur notre chemin, lorsque nous voyons arriver le Roi, soutenu par l'une de ses femmes et l'une de ses filles. Il a été atteint d'une lance, qui lui va d'une épaule à l'autre. Cette grande mais non dangereuse blessure le laisse triste, mais résigné. Nous lui présentons quelques eaux de senteurs et une petite goutte à boire d'élixir de la Grande Chartreuse.
D'autres blessés arrivent. Thomas, notre jeune compagnon anglais, arrache quelques combats rompus. Je vais visiter les cadavres de tous les morts.
Le Frère Marie-Nizier, qui craint d'évanouir, reste pour prendre soin de nos petits flacons. Les morts de Sigavé sont horriblement massacrées pour la plupart. La terre est parsemé de bouts de lances et de casse-têtes rompus. Les bouts de lances barbelées enfoncées dans la poitrine d'un certain nombre font frissoner d'effroi.
Je ne saurais vous donner les nom de tous ceux qui sont restés sur le champ de bataille. Parmi ceux de Sigavé que vous pouvez connaître, il ya Vanaï, Semuu, Furivao, père de Sam et Lagi son oncle. Les vieillards ont tous succombé du côté de Sigavé, à l'exception de 2 ou 3. Presque point de jeunes gens.
Parmi les Maros, il ya Maïlé à qui vous envoie des compliments. Une lance lui ayant traversé le corps par le côté gauche, son sang sortit à gros bouillons après l'extraction de la lance. Je n'eus le temps que de lui hasarder le Saint Baptême. Je fis la même chose à un homme de Poï blessé au bas ventre. Son nom est Garuvaï. Urupoko d'Alofitaï, est aussi mort par la suite d'une blessure que personne ne croyait grave.
Le nombre de morts, jusqu'à ce jour, s'élève jusqu'à 12 pour les Maro et à 23 pour les Lava. Très peu de blessés du côté de Sigavé, tandis qu'il y en a peut-être bien de 30 à 40 de ce côté-ci. Il y a encore quelques blessés qui ne laissent aucun espoir.
Lorsque l'affaire fut entièrement décidée en faveur de ceux-ci, ils courent au plus vite à Sigavé pour y piller les maisons. Ils ne se firent pas attendre longtemps pour le retour. Ils étaient chargés de tout ce qui étaient tombés sous leurs mains et qu'ils avaient trouvés à leur fantaisie, cochons, chiens, volailles, vases en bois, oreillers, nattes, ficelles, etc...
Chaque famille était auprès de ses morts ou de ses blessés. On pleurait de tous côtés. Ceux qui n'avaient personne à pleurer, faisaient le récit de l'action qui venait d'avoir lieu, des coups portés et reçus.
Les feux étaient nombreux du côté des Maro, tandis que du côté des Lava il n'y avait que deux ou trois, et quelques vieilles femmes auprès des morts. Nous essayonsâmes de prendre un peu de repos sur le sable au pied d'un cocotier, le Frère Marie-Nizier et moi. Nous cédâmes à la fatigue qu'à l'envie de dormir.
Quelques familles emportèrent les cadavres de leurs parents jusqu'à Sigavé. Le plus grand nombre est pourtant enterré à Tuatafa. Tous les morts parmi les Maro furent emportés dans leurs villages respectifs. Toute la journée du 11 fût employé à transporter les blessés et les morts. Nous revîmes, ce jour là, Poï, tout accablé de douleurs et de fatigue.
Le 21, les blessures sont assez bien pour permettre au Roi et tous ceux qui désirent l'accompagner d'aller à Sigavé pour faire descendre les Lava de leur fort. Ce jour là, les Maro couchèrent dans le village de Vaïseï. Ils tuèrent tous les cochons qu'ils purent trouver. Ce n'était que des truies pleines. Les jeunes gens s'amusent à massacrer les champs de bananiers et de taros. 7 ou 8 maisons furent incendiées à Sigavé, 3 ou 4 à Vaïseï. Ils mirent aussi le feu aux pieds de quelques arbres à pain.
Le 22, le Roi se rend de bonne heure à Nuku. On alla à la rencontre de ceux qui allaient descendre. Quatre seulement des plus âges descendants avec un petit rameau de bois vert et le devant couvert de cendres, et précédé d'une corbeille remplie de présents et de 3 fusils. Les chefs les plus importants parmi les Maro prennent la parole lorsque les 4 vaincus arrivent sur la place.
Ils les félicitent de leur soumission et de leur amour pour leur pays. On s'empresse d'aller chercher des branches de bois pour leur faire de l'ombre. Leurs parents viennent les embrasser.
J'ai peine à contenir mes larmes.
Voici comment le Père Chanel décrit l'événement dans sa lettre envoyée au Père Bataillon à Uvéa (Rozier 1960)
Ce récit du Père Chanel ne cherche pas à glorifier, ni à condamner. Il montre, avec une sincérité rare, ce que la guerre laisse derrière elle : des lances brisées, des maisons incendiées, des silences lourds et des larmes qui ne sèchent pas.
Pierre Chanel ne fut pas un héros de bataille, mais un témoin fidèle du courage, de la douleur et de la foi d'un peuple. En écrivant cette lettre, il offre à Futuna un fragment de mémoire, une vérité humaine qu'aucune légende ne peut effacer.
Ce qu'il nous laisse, c'est un cri silencieux face à l'absurde, un témoignage d'amour pour un peuple qu'il n'a jamais arrêté d'aimer, même dans le chaos.